ESPACES LIBRES - T239 - SUR LES PAS DE RUMI
Extrait du prologue
À Konya, dans la retraite des Qalandars
20 jamâdi al-âkhar 672
Je suis un relieur, fils de relieur. Je suis né en 588 de l'hégire et j'ai d'abord travaillé à Nichapour, dans la province du Khurâsân. J'ai repris l'atelier de mon père, après sa mort. C'est auprès de lui que j'ai accompli mon apprentissage.
La plupart des beaux textes que les hommes ont écrits sont passés entre mes mains. Je les ai vêtus et ornés de mon mieux, pour qu'ils aient plus de prestige, pour qu'ils soient la fierté de leurs possesseurs, pour qu'ils soient protégés plus longtemps. Car la parole s'oublie, mais l'écrit s'use et se détruit.
Les livres des grands maîtres, comme ceux de Farid al-din "Attâr, le parfumeur, que j'ai bien connu, je les ai toujours mis à la place d'honneur. Dans mes fuites, dans mes malheurs, je les ai toujours emportés avec moi, comme la plus indispensable des nourritures. Même couché la nuit sur la terre, pareil à un mendiant, je les avais sous ma tête, dans un vieux sac. Aucun passant ne pouvait se douter que je dormais, dans mes haillons, sur des merveilles.
Vers la fin de ma vie, j'ai connu Rûmi et son Masnavi, qui est pour moi le livre des livres. En un certain sens, j'ai contribué à l'écrire, car j'ai passé de longues nuits à raconter à Rûmi et à son disciple favori, Husâm al-din, les histoires que j'avais recueillies tout au long de ma vie, tout au long de mon interminable échappée, quand je fuyais les envahisseurs mongols. Ces histoires ne m'appartiennent pas. Elles ont été apportées par le vent, par le sable, par l'eau des fleuves, par les oiseaux, par un homme qui, en pleine nuit, annonçait l'aube. Elles sont la mémoire du monde, elles sont le secret des êtres. Chaque fois que j'ouvre un des livres que je croyais connaître par coeur, j'y découvre un passage inconnu et je tressaille. L'ai-je raconté moi-même à l'auteur? Je ne sais plus. Je suis trop vieux pour me souvenir du temps.
Je suis même parfois incapable de comprendre le sens de ce que je lis, et que j'ai peut-être raconté jadis.
Tous les livres qu'on m'a demandé de relier, je les ai lus. J'estimais que c'était la moindre des choses. On n'habille pas un corps sans le voir. Mon exemple a toujours été al-Nadim, ce relieur qui, il y a deux siècles, vivait à Bagdad et qui a rédigé al-Fihrist, le grand catalogue de tous les ouvrages qui sont passés entre ses mains. Certains de ces livres, introuvables aujourd'hui, ne continuent leur existence que par une mention dans le Fihrist d'al-Nadim. Grâce à lui, on connaît, par exemple, le nom de tous les livres de Mani et leur contenu, alors que depuis très longtemps ne subsiste aucune ligne de sa prophétie et que personne, en tout cas dans nos contrées, n'ose professer sa religion.
Au cours de ma vie, j'ai rencontré des faiseurs de livres et des lecteurs de livres. Et aussi des collectionneurs, qui ne sont pas des auteurs et qui ne sont pas non plus, nécessairement, des lecteurs.
J'ai beaucoup travaillé. J'ai eu jusqu'à quinze ouvriers sous mes ordres, à qui j'ai appris les différents cuirs et les façons de les traiter. Tous mes ouvriers savaient lire. C'est une condition que j'exigeais d'eux. Nous étions à Nichapour, avant la calamité, le premier jardin des lettrés. Chanteurs et musiciens venaient nous visiter. Je donnais plusieurs fêtes par an."