VIVRE C'EST RISQUER
«Ce n'est pas vrai! C'est pas vrai! Qu'est-ce que j'en ai foutu d'ce ticket? Oh non!»
Dans la tête de Bastien vient de surgir le visage de sa mère. Son sourire ironique. Il l'entend comme si elle était là: «Ben dis donc, Bastien, c'est encore le sketch du ticket? Tu nous l'as déjà fait, celui-là!» Elle n'est pas drôle. Elle n'est pas drôle du tout quand elle fait cette tête-là et que lui, il cherche désespérément son ticket de métro devant le tourniquet. C'est vrai qu'il les perd souvent les tickets. Et même, pas que les tickets! On dirait qu'il est fait pour ça: perdre des trucs. Il perd tout.
Tiens, ben, tant mieux qu'elle soit pas là! Au moins il évite qu'elle se foute de lui.
En attendant, il a été obligé de se mettre sur le côté pour ne pas gêner les gens qui avancent, glissent leur ticket dans la fente et poussent le tourniquet... Tous pressés, tous chargés. Et les valises à roulettes, et les sacs énormes. On voit bien qu'on est entre les retours et les départs en vacances: fin juillet, c'est le pire. En plus, il y a des CRS plein la gare Montparnasse et il n'aime pas, lui, avoir l'air «pas comme les autres», avec ses mains qui retournent ses poches, fouillent partout. Il a l'impression que tout le monde le regarde. Ça y est! Dans la chaussette droite! Il a glissé son ticket dans sa chaussette tout à l'heure. C'était au moment où il se disait qu'il était un espion international qui tentait de s'échapper du pays. Hé! Faut bien s'en raconter quand on s'embête! Il a horreur d'aller à la gare tout seul pour prendre son aller-retour Paris-La Rochelle. Cette année, c'est la nouveauté, sa mère l'envoie la veille du départ pour éviter la queue le jour même et le stress. Oui, comme un grand, c'est ce qu'elle a dit... comme si ça lui faisait plaisir à lui... de se taper la corvée de faire la queue derrière les vrais grands, ceux qui le dépassent, qui font semblant de ne pas le voir pour lui piquer sa place. Oh, il connaît par coeur! Quand elle dit «comme un grand, mon chéri!» avec un magnifique sourire, c'est la corvée assurée.
En attendant, la première épreuve est passée: il a retrouvé son ticket et hop! le voilà lui aussi à l'intérieur de la gare. Depuis le temps, il se repère facilement. Tous les ans, pour le mois d'août, c'est La Rochelle, chez son grand-père.
Le grand escalier roulant l'embarque. Par l'immense baie vitrée, il regarde le manège. La honte qu'il s'était tapé le jour où sa mère était montée sur le cochon. Elle riait comme une folle, elle s'amusait visiblement. «Ah mon chéri, ça fait tellement longtemps que j'en avais envie!» Elle est comme ça. Par moments, elle peut faire des trucs complètement dingues et puis à d'autres, elle va lancer «Tiens-toi droit, mon chéri. On est à table». Bon. Elle est comme ça. Son grand-père Grégoire, il dit que déjà toute petite, elle n'en faisait qu'à sa tête et Mamyvonne, quand elle vivait encore, elle ajoutait, elle, que bien sûr c'était pas de cette façon qu'on faisait les ménages solides...
Ça, c'était pour le père de Bastien. Cinq ans maintenant qu'il était parti. Définitivement parti. Cinq ans, c'est même pas long. Bastien regarde le manège et se rappelle un jour bien plus ancien où son père et sa mère l'avaient fait monter sur le grand cheval. Il en avait envie mais il avait peur. Il était haut le grand cheval blanc. Ils l'avaient tenu tous les deux pour qu'il puisse tourner sans tomber. Il était tout petit, quatre, cinq ans peut-être. Ils avaient dû venir chercher les sacro-saints billets pour La Rochelle. Comme à chaque vacances.
Mais depuis cinq ans, il n'y a plus qu'un seul billet à prendre. Un aller-retour Paris-La Rochelle, en seconde, non-fumeur, côté couloir, s'il vous plaît, pour pouvoir aller faire pipi tranquille, sans déranger personne. Il se rappelle trop le voyage épouvantable qu'il avait fait à côté d'une petite mémé charmante mais endormie, qui ronflait, la bouche ouverte, et pas moyen de passer pour aller aux toilettes. Un enfer.